Écrit par Fanny Pascual
Élever des moutons et veiller à leur bien-être en échange de leurs produits n’est pas une activité humaine récente. L’Europe et le Royaume-Uni sont des terres ovines depuis plus de 6 000 ans, et certaines méthodes d’élevage d’autrefois ressemblent encore aux techniques actuelles.
J’ai récemment eu la chance de me retrouver dans les Pyrénées, chaîne de montagnes qui borde le nord de l’Espagne et le sud-ouest de la France, pour m'immerger dans le fascinant travail de berger et d’éleveur de moutons. Là-bas, les troupeaux occupent encore largement les montagnes et se partagent les plateaux herbeux disponibles en zone non-habitée. Contrairement à la vastitude des pâturages disponibles en Amérique du Nord, les zones de pâturage dans les montagnes pyrénéennes sont divisées en estives, vestiges d’un ancien système féodal, où chaque commune se voit alloué un territoire de pâturage nommé estive. Un ou deux bergers y gardent assidûment le ou les troupeaux des éleveurs locaux pendant la période estivale.
Le métier de berger est profondément ancré dans la tradition du pastoralisme, une méthode d’agriculture dite extensive, fondée sur l’élevage nomade d’herbivores parcourant les pâturages disponibles au gré des intempéries, des saisons et de la topographie. Guider des troupeaux vers les étendues d’herbe nourricière est une pratique estimée vieille de 10 000 ans et issue hypothétiquement de l’évolution des communautés de chasseurs-cueilleurs. La France possède une longue tradition pastorale sur l’ensemble de son territoire.
C’est donc en Haute-Ariège que j’ai rencontré Mathieu, ancien berger devenu éleveur, qui pratique le pastoralisme avec son troupeau de brebis sur les flancs des Pyrénées depuis dix ans. Là-bas, la Tarasconnaise, une race locale rustique, est aujourd’hui principalement élevée pour sa viande d’agneau. La laine, autrefois récoltée et transformée, a vu sa valeur chuter drastiquement au cours des dernières décennies — comme ce fut aussi le cas au Canada. La brebis tarasconnaise est une race robuste et courageuse, parfaitement adaptée aux reliefs rudes et abrupts des Pyrénées.
Sur l’exploitation ovine de Mathieu, la fin du printemps annonce la transhumance, étape cruciale du système pastoral, qui consiste à conduire le troupeau de brebis vers les pâturages d’été en haute montagne. Le trajet se fait à pied, depuis les routes de village jusqu’aux sentiers escarpés de l’estive. Là-haut, Romain, le berger, gardera les 350 brebis et les 3 béliers de Mathieu pendant cinq mois, seul avec ses deux border collies, dans une cabane rustique construite dans une zone reculée, sans accès routier ni sentier pavé, au milieu de paysages à couper le souffle et de falaises vertigineuses. De quoi faire rêver les amateurs de grands espaces et les aventuriers solitaires.
La transhumance et sa préparation constituent des moments forts de l’année pour l’éleveur. Les villages montagnards célèbrent souvent ce jour, comme un événement rassembleur et porteur de la tradition locale. La veille du départ, chaque brebis est comptée et marquée des initiales de l’éleveur ainsi que du symbole de la ferme — des signes visibles à distance, qui permettront d’identifier le troupeau et la direction de son déplacement. Le départ de la bergerie a lieu tôt le matin, accompagné de la vaillante Mani, la fidèle chienne de Mathieu, et de quelques curieux venus assurer la bonne conduite du troupeau sur les 15 km à parcourir.
Et la laine dans tout cela ? Bien que la majorité des éleveurs de l’Ariège ne s’y consacre plus, quelques passionnés du coin s’efforcent de préserver le savoir-faire de la transformation lainière, convaincus de l’importance de revaloriser ce patrimoine. C’est le cas de Baptiste Miller, éleveur de Mérinos et de Tarasconnaises, ancien berger, qui a repris en 2020 la filature de Niaux avec trois associés pour en faire une société coopérative. Depuis 1867, la filature de Niaux est une entreprise artisanale qui réalise toutes les étapes de la transformation sous un même toit : lavage, cardage et filage de la laine. Avec des machines datant du siècle dernier, Baptiste et ses associés doivent faire preuve d’ingéniosité et de débrouillardise pour maintenir une telle activité dans une industrie qui dévalorise les laines locales au profit des fibres synthétiques. La coopérative reste pour Baptiste un projet secondaire : il n’y travaille qu’à temps partiel, son activité principale étant l’élevage d’agneaux pour la viande. Cependant, les projets pour la filature ne manquent pas. Qui plus est, des enjeux environnementaux animent les membres passionnés de la coopérative, désireux de promouvoir toujours davantage la laine locale, produit durable et renouvelable.
À mon retour de ce séjour montagnard auprès des brebis, une différence m’a sauté aux yeux en comparaison avec l’élevage ovin canadien : la proximité géographique des acteurs de la filière, ainsi que la densité de la communauté pastorale française, deux atouts qui favorisent une dynamique locale et la préservation des traditions. Les coûts de transport de la laine et de ses produits, tout comme l’empreinte carbone, sont considérablement réduits lorsque l’élevage, la transformation et la confection manufacturière peuvent être réalisés dans un rayon de moins de 100 km. Au Canada, après la fermeture de nombreuses filatures entre les années 1960 et 1990, les manufactures encore actives se trouvent parfois très éloignées de la matière première, rendant ainsi la transformation locale de la laine encore un défi de taille. J’ai néanmoins remarqué des similarités touchantes entre les producteurs ovins des Pyrénées et ceux des pâturages canadiens : l’amour de la nature, des produits locaux et la volonté de préserver les savoir-faire patrimoniaux.
Remerciements à Mathieu Lucbert, Baptiste Miller et à la Filature de Niaux
https://www.filaturedeniaux.com/